Elections 2023 en Turquie : le sultan et les loups
Elections en Turquie : le sultan et les loups
« On ne s’arrête pas, on continue ! ». Le 28 mai dernier, les slogans des partisans de Recep Tayyip Erdoğan ont retenti dans toute la Turquie. Déjouant les pronostics, le président turc est parvenu à se faire réélire après déjà deux décennies au pouvoir. Il conserve aussi sa majorité à l’Assemblée. Sa victoire témoigne non seulement de l’incapacité de l’opposition turque à proposer une alternative au récit néo-ottomaniste et islamo-nationaliste d’Erdoğan et de ses partisans mais aussi d’une droitisation de la société turque dans son ensemble.
La victoire de Recep Tayyip Erdoğan
Ces élections de mai 2023 constituent une double victoire pour le président turc. Lors des élections législatives, l’Alliance populaire, la coalition de ses soutiens, obtient 49,5% des suffrages et une majorité absolue des sièges (323 sur 600) et ce malgré un léger recul de son parti islamo-conservateur, le Parti de la justice et du développement (AKP). Contrairement à ce que leur annonçaient les sondages, ses alliés ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP), bras politique de l’organisation terroriste « Loups Gris », obtiennent 10% des voix et 50 sièges, soit un de plus qu’auparavant. Et bénéficiant de la réforme électorale instaurée cette année, le Nouveau parti de la prospérité (YRP) islamiste fait son entrée à l’Assemblée avec 5 sièges. Ni l’opposition coalisée (35% des suffrages), ni les Kurdes et leurs alliés d’extrême-gauche (10,5%) ne sont parvenus à mettre en minorité l’alliance des islamistes et des nationalistes qui soutenait le président.
A cette victoire à l’Assemblée, s’ajoute une victoire personnelle pour le président Erdoğan. Déjà largement en tête au premier tour de l’élection présidentielle avec 49,5% des suffrages, il l’emporte au second avec 52%. A noter que parmi les Turcs présents en Europe sa victoire est encore plus éclatante. C’est ainsi en France, dans le Puy-de-Dôme, qu’il réalise son meilleur score : 91% des voix dans une communauté de plus en plus nombreuse, comme dans la ville de Thiers où elle représente un quart des habitants. C’est la bonne performance du candidat ultranationaliste Sinan Oğan, qui a réalisé 5% au premier tour, qui l’aura empêché de gagner dès le premier tour.
Du côté de l’opposition, la défaite est lourde et risque d’avoir des conséquences importantes sur la suite. L’Alliance de la nation rassemblait pourtant au sein d’une vaste coalition la gauche laïque, des dissidents du parti d’Erdoğan, des islamistes et même des nationalistes turcs. Elle échoue pourtant aussi bien aux élections législatives qu’à la présidentielle où leur candidat bénéficiait pourtant en plus du soutien des partis kurdes et de gauche radicale. Comme en Hongrie l’année dernière, rassembler toutes les oppositions au sein d’une seule coalition ne semble pas porteur électoralement. La trop grande diversité des lignes politiques des partis soutenant le candidat de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, a fini par le handicaper. Comment faire coexister autour d’un même programme gauche laïque et islamistes, libéraux et socialistes, nationalistes turcs et partis pro-kurdes ? Avant même l’élection, la question du soutien des partis pro-kurdes avait suscité des tensions avec le Bon Parti (IYI) qui regroupe les nationalistes anti-Erdoğan. Et le second tour a été particulièrement difficile pour l’opposition. Obligé pour espérer l’emporter d’aller chercher les voix du candidat ultranationaliste, son candidat a axé sa communication sur la dénonciation de l’immigration arabe, accusée de menacer l’identité turque et d’augmenter le chômage et l’insécurité, au risque de perdre son aile gauche. On peut d’ailleurs remarquer une diminution de son soutien chez les Kurdes au second tour, signe que son virage nationaliste a pu inquiéter une partie des minorités ethniques ou religieuses pourtant fidèles à l’opposition. Il est probable que cette défaite entraine une transformation, voir une disparition de la coalition de l’opposition qui devra, si elle veut espérer l’emporter, proposer un vrai projet de société alternatif et pas seulement se contenter de dénoncer l’autoritarisme du président turc.
Le triomphe du nationalisme turc
Cette victoire pourrait être interprétée comme le signe d’un triomphe de l’islamisme en Turquie. En effet, Recep Tayyip Erdoğan ne cache pas sa proximité avec les Frères musulmans et si l’AKP, le parti qu’il a fondé, ne se revendique pas ouvertement islamiste, il est né de la dissolution en 2001 du Parti de la vertu, d’orientation islamiste. Il est vrai que son arrivée au pouvoir a marqué le début d’une réislamisation du pays. Les lois laïques les plus restrictives, comme l’interdiction du voile islamique à l’université ou dans la fonction publique, ont été abrogées et l’islam occupe désormais une place de plus en plus importante dans la société turque. La transformation de la Basilique Sainte Sophie en mosquée, alors qu’elle était jusque-là un musée, a été l’un des signes les plus visibles de cette réislamisation. Pourtant, Erdoğan n’a pas remis en cause la constitution laïque de la Turquie et n’a pas chercher à imposer la sharia. Si le peuple turc semble plébisciter un retour de la religion, il n’est pas pour autant favorable à l’instauration d’une république islamique.
Plus que l’islamisme, c’est le nationalisme turc qui se propage en Turquie, sous la forme de la synthèse turco-islamique. L’islam est plébiscité comme base de l’identité turque et comme socle moral de la société (Erdoğan a dénoncé l’idéologie LGBT à de nombreuses reprises dans son discours de victoire). Les mesures islamiques qui pourraient s’opposer à l’identité turque sont d’ailleurs rejetées par la population à l’image de la proposition, évoquée mais rapidement abandonnée, d’abandonner l’alphabet latin pour l’alphabet arabe en vigueur sous l’Empire ottoman. Dans le même temps, les nationalistes turcs cherchent au maximum à « turkifier » l’islam dans leur pays et n’hésitent pas à faire référence au passé pré-islamique des peuples turcs. La figure du loup, omniprésente chez les ultranationalistes dont les « Loups Gris » forment l’un des groupes les plus puissants et radicaux, renvoie ainsi aux mythologies païennes turques. Et Erdogan fait autant référence dans le roman national qu’il invoque à l’Empire ottoman qu’aux royaumes turcs pré-islamiques. Le rejet massif dont font preuve les Turcs à l’égard des Arabes et l’importance prépondérante que ce thème a pris lors de la campagne témoignent aussi de cette imprégnation du nationalisme dans la société turque et du fait qu’en Turquie la « turcité » compte beaucoup plus que la communauté des croyants.
Ce développement du nationalisme turc est aussi politique. Plus d’un Turc sur cinq a voté pour un parti nationaliste, qu’il s’agisse des nationalistes pro-Erdogan ou de ceux ralliés à l’opposition (le MHP et le IYI ont chacun réalisé 10% des voix), ou de partis plus petits comme le Parti de la victoire créé pour dénoncer l’accueil de migrants arabes par Erdoğan et qui réalise 2% des voix. La nationalisme turco-islamique constitue donc désormais l’une des principales forces politiques du pays avec les islamo-conservateurs et les kémalistes laïcs. Et cela d’autant plus que l’AKP s’inscrit de plus en plus dans une orientation nationaliste. Ainsi une large majorité des électeurs de l’AKP se définit comme nationaliste et seulement une petite minorité comme islamiste, signe de la montée en puissance du nationalisme turc et de sa capacité à contaminer les autres mouvements politiques. Par ailleurs, les électeurs nationalistes ont témoigné d’une très grande fidélité politique, et ce dans un contexte de forte polarisation politique qui aurait pu favoriser des logiques de vote utile. Ainsi lors des élections législatives, le MHP et le IYI réalisent de très bons scores alors qu’ils sont un membre secondaire de leur coalition respective. Et lors des présidentielle, 5% de l’électorat s’est reporté sur le candidat nationaliste indépendant alors que la quasi-totalité des formations politiques s’étaient rangées derrière l’un des deux principaux candidats. Cette volonté de faire entendre une voix nationaliste forte indépendamment du clivage pro ou anti Erdoğan a payé puisqu’elle a permis aux revendications des nationalistes, notamment au sujet de l’immigration, de constituer le sujet principal des débats de l’entre-deux tours ancrant un peu plus ces idées dans la société. Elle a aussi obligé les deux candidats à multiplier les concessions pour aller chercher l’électorat nationaliste en intégrant leurs demandes dans leurs programmes.
Enfin, les divisions entre partis nationalistes ne sont pas insurmontables. En effet, pour le moment la vie politique turque est dominée par la question du soutien ou de l’opposition au président Erdoğan au-delà des considérations politiques ce qui a amené à une fracture au sein de la famille nationaliste. Mais après le départ de ce dernier, qui finira forcément par advenir, la voie semble libre pour l’avènement d’un grand parti nationaliste turc. L’héritage d’Erdoğan pourrait bien être bien plus nationaliste qu’islamiste.
Si la défaite d’Erdoğan n’aurait pas mis fin à l’impérialisme turc et à la menace qu’il représente tant pour l’Europe que pour les minorités, notamment chrétiennes, de Turquie et du Moyen-Orient, elle l’aurait affaibli. Sa victoire consolide les réseaux d’influence turcs en Europe, tant islamistes que Loups Gris, et les très bons scores qu’il obtient dans la diaspora turque rappelle à quel point cette dernière est radicale et fidèle aux ambitions néo-ottomanes d’Ankara. Le soir de sa réélection, des Loups Gris ont célébré leur victoire à leur manière en organisant de véritables chasses aux arméniens notamment dans le quartier de Décines à Lyon alors même que le ministre de l’intérieur français, Gérald Darmanin, avait annoncé leur dissolution. Ses ambitions néo-ottomanistes poussant de plus en plus la Turquie à tourner son regard vers l’Europe, que ce soit à Chypre, dans les Balkans ou dans le Caucase, il est à craindre que la Turquie islamo-nationaliste ne redevienne une menace majeure pour l’Europe dans les années qui viennent.
Raphaël Audouard