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Elections en Turquie : la fin du sultan Erdoğan ?

Elections en Turquie : la fin du sultan Erdoğan ?

Le 14 mai 2023 se dérouleront les élections législatives et présidentielles en Turquie, élections qui s’annoncent particulièrement tendues. En effet, l’islamiste Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis 2003, est menacé par une coalition hétéroclite unie par son rejet du président turc. En effet, l’homme fort de la Turquie, qui paraissait indéboulonnable, a vu petit-à-petit son influence sur la société turque s’éroder.

L’arrivée au pouvoir d’Erdoğan et sa domination sur la Turquie

Quand Erdoğan arrive au pouvoir en 2003, le Parti de la justice et du développement (AKP), qu’il a créé, est encore vu comme un parti modéré et islamo-conservateur capable de réformer la Turquie et de la rapprocher de l’Union Européenne. En effet il est issu de la branche réformatrice du Parti de la vertu, parti dissous en 2001 car son discours islamiste remettait en cause la constitution laïque de la Turquie. Ayant tiré les leçons de cette dissolution, l’AKP ne remettra jamais directement en cause la constitution turque, privilégiant une islamisation de la société et un discours national-conservateur exaltant l’islam comme base morale et culturelle de la civilisation turque. Néanmoins, l’AKP se radicalisera progressivement, assumant un discours de plus en plus islamiste ainsi que ses liens avec les Frères Musulmans, tout en restant un partenaire privilégié des Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN et un soutien de ces derniers dans leur lutte contre l’Iran.

Pendant sa première décennie au pouvoir, Erdoğan bénéficie d’une situation très confortable dans l’espace politique turc. Il jouit d’une forte popularité dans la Turquie anatolienne qui lui assure une majorité confortable. De plus, si sa radicalisation progressive réduit son soutien dans les secteurs les plus laïcs de la société, elle est compensée par un rapprochement avec une autre formation importante de la droite turque : le Parti d’action nationaliste (MHP). Cette organisation d’extrême-droite fonde son idéologie, « l’idéalisme », sur la synthèse turco-islamique, un ultranationalisme turc s’appuyant sur l’islam comme base de l’identité turque. De plus son panturquisme (sa volonté d’unifier toutes les populations turques) se marie bien avec le néo-ottomanisme de l’AKP. Le MHP va fournir à l’AKP le soutien dont il a besoin, au Parlement et dans l’appareil d’état, mais aussi dans la rue grâce à sa branche armée, les Loups Gris, qui n’hésite pas à recourir au terrorisme à l’international pour faire avancer le nationalisme turc.

Face à cette droite unifiée derrière Erdoğan, la gauche turque fut pendant longtemps divisée entre deux grands pôles. D’un côté le Parti républicain du peuple (CHP) a été créé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk fondateur la même année de la République de Turquie laïque sur les ruines de l’Empire ottoman. Social-démocrate, laïc et europhile, le CHP n’en reste pas moins un parti nationaliste turc hostile tout autant aux islamistes qu’aux revendications des minorités ethniques et religieuses de Turquie. Contrairement à l’AKP, le CHP trouve son soutien surtout dans la partie la plus européenne de la Turquie et dans les classes moyennes laïques des grandes villes de Turquie, notamment à Ankara et Constantinople-Istanbul. De l’autre côté, s’est développée une gauche radicale centrée autour du nationalisme kurde. Les Kurdes sont une minorité ethnique vivant dans les montagnes du sud-est de la Turquie et représentant entre 15% et 20% de la population du pays. Depuis la fin des années 1970, une guérilla d’extrême-gauche menée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) cherche à obtenir l’indépendance du Kurdistan. Le rapprochement entre ces nationalistes kurdes et l’extrême-gauche turque a donné naissance à une force politique combinant un discours socialiste en économie, progressiste sur les questions sociétales et notamment féministes, laïc, et multiculturel par la défense des différentes minorités religieuses et ethniques de Turquie. Les partis pro-kurdes sont ainsi la seule force politique à reconnaitre le génocide arménien et le PKK et ses alliés ont protégé les minorités chrétiennes en Irak et en Syrie face à la progression de Daesh. Le Parti démocratique des peuples (HDP), fondé en 2012, est le dernier avatar de cette famille politique. Les relations entre ces deux gauches furent pendant longtemps très tendues, du fait de l’opposition des kémalistes à toute forme de revendication kurde, affaiblissant l’opposition à Erdoğan.

Une deuxième décennie entre dérives autoritaires et montée de la contestation

La seconde partie de sa gouvernance a été plus difficile pour Erdoğan. La radicalisation islamique de l’AKP, son éloignement vis-à-vis l’Union Européenne, des difficultés économiques croissantes, les aventures militaires couteuses notamment en Syrie ont affaibli le soutien dont il bénéficiait dans la population.  L’accueil de plusieurs millions de réfugiés syriens dans le cadre de la guerre civile syrienne est dénoncé aussi bien par l’extrême-droite que par la gauche nationaliste et, de plus en plus, par des politiciens de l’AKP lui-même. Enfin, le tremblement de terre de février 2023 a mis en lumière la corruption endémique qui ronge la Turquie. Dans le même temps, les dérives autoritaires d’Erdoğan effraient de plus en plus le personnel politique, y compris parmi ses alliés. Suite au coup d’état militaire raté de 2016, le gouvernement turc a entrepris de vastes purges dans l’ensemble de la société, purges qui ont touché toutes les oppositions à Erdoğan et qui ont permis à l’AKP de prendre le contrôle de pans entiers de la société. Mais c’est au moment du référendum constitutionnel turc de 2017, qui a fait passer la Turquie d’un régime parlementaire à un régime présidentiel, que de nombreux Turcs ont pris conscience des dérives du régime d’Erdoğan. Les résultats très serrés du référendum, seulement 51% de « oui », témoigne de l’affaiblissement de l’emprise de l’AKP sur la société turque.

Ces éléments ont entrainé un basculement de la situation politique en Turquie : la droite s’est divisée et la gauche s’est rapprochée. La première fissure eut lieu au sein des ultranationalistes du MHP. Lors du référendum de 2017, une partie de la direction du MHP, contrariée par l’alignement de leur parti sur l’AKP et par la politique de plus en plus islamiste et eurosceptique de l’AKP et inquiète des dérives autoritaires d’Erdoğan firent campagne pour le « non ». Ils fondèrent ensuite leur parti, le Bon Parti (IYI), et se rapprochèrent de la gauche en vue de former un vaste front trans-partisan anti-Erdoğan. Les islamistes du Parti de la félicité (SAADET) et les conservateurs du Parti démocrate (DP) firent aussi campagne pour le « non » avant de se rapprocher de la gauche kémaliste du CHP. Enfin l’AKP subit une série de scissions : en 2019 l’ancien premier ministre d’Erdoğan, opposé au referendum, quitta l’AKP pour fonder le Parti du futur (GP) puis en 2020 les modérés du parti dirigés par l’ancien ministre de l’économie fondèrent le Parti du progrès et de la démocratie (DEVA). Le CHP de gauche et ces cinq partis de droite forment la base de l’Alliance de la nation, une coalition hétéroclite regroupant la majorité des partis opposés à Erdoğan autour du retour à un système parlementaire, de la restauration de l’état de droit et de la séparation des pouvoirs ainsi que de la préservation des droits de l’homme et de la démocratie. Dans le même temps, la gauche kémaliste fut traversée par un affrontement entre les tenants de la ligne historique nationaliste du parti et les partisans d’une réforme sur une ligne plus progressiste proche de la gauche européenne. La victoire des seconds a permis un rapprochement du CHP avec la gauche pro-kurde et ses alliés gauchistes regroupés au sein de l’Alliance du travail et de la liberté. Enfin, pour la première fois, Erdoğan subit une concurrence à sa droite avec la formation d’une Alliance ancestrale dirigé par Ümit Özdağ, un ancien Loup Gris ayant fait de la lutte contre l’immigration arabe syrienne son cheval de bataille. Le soutien à Erdoğan s’est donc rétréci à un AKP et un MHP affaiblis par des scissions et à de petits partis islamistes turcs et kurdes, regroupés au sein de l’Alliance populaire. Le clivage gauche/droite a cédé la place à un clivage pro ou anti Erdoğan.

Des élections à haut risque pour Erdoğan et ses partisans

Les prochaines élections s’annoncent donc compliquées pour Erdoğan et ses alliés. Pour la présidentielle, le leader du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu a reçu le soutien non seulement de son parti mais aussi de la droite anti-Erdoğan, de la gauche pro-kurde et de l’extrême-gauche communiste et fait jeu égal avec Erdoğan dans les sondages au premier tour et l’emporte dans une majorité de sondages au second. La scission des partisans de la ligne dure du CHP, regroupés autour du Parti de la patrie et de la candidature de Muharrem İnce, ne devrait pas poser de problème à l’opposition, d’autant plus que Ince s’est engagé à soutenir Kılıçdaroğlu au second tour. Pour les législatives, si l’Alliance populaire d’Erdoğan reste en tête dans les sondages, elle tend à être dépassée par les scores cumulés de l’Alliance de la nation et de l’Alliance du travail et de la liberté. Pour Erdoğan le meilleur scénario est évidemment qu’il remporte la présidentielle et que sa coalition remporte une majorité au parlement, lui permettant de gouverner pendant encore cinq ans, mais avec une majorité qui n’aura jamais été aussi restreinte. A l’inverse, le pire scénario serait qu’il perde la présidentielle et que l’Alliance de la nation ait une majorité absolue, lui permettant de mettre fin à deux décennies de pouvoir AKP. Une telle majorité serait néanmoins fragile du fait de la diversité idéologique entre ses membres. Il est difficile de savoir si une telle coalition pourrait réellement tenir cinq ans et surtout si elle pourrait gouverner sans décevoir des électorats très divers. Si l’Alliance de la nation avait besoin de la gauche pro-kurde pour gouverner, le gouvernement serait encore plus fragile. La main tendue de Kılıçdaroğlu aux kurdes fait déjà grincer des dents chez les plus nationalistes de ses alliés et les nationalistes du IYI ont d’ores et déjà fermé la porte à l’entrée de ministres kurdes au gouvernement.

Une défaite d’Erdoğan est-elle souhaitable pour les nations d’Europe ? A première vu oui tant le régime AKP s’est montré un ennemi acharné de l’Europe tant par son impérialisme expansionniste au Moyen-Orient et en Europe que par son soutien à l’islamisme, qu’il s’agisse de groupes armés islamistes dans les pays musulmans ou de mouvement communautaires turcs en Europe. Une défaite de l’AKP devrait affaiblir l’impérialisme turc. Néanmoins, il ne faut pas oublier que ses opposants, s’ils ne sont pour la plupart pas islamistes, restent des nationalistes turcs et des partisans de l’impérialisme turc, bien que dans une moindre mesure. Ainsi Kılıçdaroğlu a exprimé son soutien à la violente offensive des islamo-nationalistes azéris contre les arméniens chrétiens de l’Artsakh, offensive qui prend de plus en plus l’apparence d’une véritable épuration ethnique. De même, en termes de politique intérieure, les minorités religieuses, notamment chrétiennes, risquent de continuer d’être la cible du pouvoir en place, non plus au nom de l’islamisme mais du nationalisme turc qui nie les minorités (rappelons qu’aucun parti de l’Alliance de la nation ne reconnait le génocide arménien). Au final sur l’échiquier politique turc, seule la gauche pro-kurde s’oppose réellement au nationalisme et à l’impérialisme turc et soutien les droits des minorités ethniques et religieuses du pays. La victoire de Kılıçdaroğlu représenterait un mieux aussi bien pour les Turcs que pour les Européens mais ne mettrait pas fin au rapport conflictuel entre la Turquie et le monde chrétien et occidental.

R.A.

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